Thursday, April 6, 2017

Lao She, Le pousse-pousse (1936)



     Lorsqu’on suit les aventures de Siang-tse, le personnage principal du roman de Lao She : Le pousse-pousse, on arpente avec lui les rues de Pékin qui sont évidemment très présentes, elles sont le quotidien des tireurs de pousses qui, comme lui, doivent les connaitre pour servir au mieux leurs clients : « Les noms des rues de Pékin, il en connaissait pas mal... » (p 15). Je propose donc un découpage du roman à travers le rapport de son personnage principal à la ville, aux différents lieux qu’il habite. On repère au cours de la lecture un point d’ancrage récurrent : le garage. Il y fait trois séjours plus ou moins longs durant le récit.

­     Le roman pourrait être divisé en huit parties, selon les centres successifs autour desquels Siang-tse organise sa vie. La première partie, du début à la page 43, s’articule autour d’un évènement majeur : la capture de Siang-tse par les soldats. On lui vol alors son pousse tout juste acheté. Puis il se retrouve sur le mont Miao-fong, dans les montagnes et enfin à Mo-che-k’eou. Cet épisode, malgré le fait qu’il constitue la première mésaventure de Siang-tse, adopte un ton parfois comique amené par les chameaux. Les considérations du tireur de pousse, à ce propos, sont intéressantes : « Ces bêtes peuvent vraiment être considérées comme les parias du monde animal » (p 33). Il ne sait pas encore que son destin suit la même voie et on peut lire ce passage en pensant à ce qu’il deviendra à la fin du récit : « Ce qui faisait le plus de pitié, c’était sans doute leur cou, si long, si chauve, maladroitement courbé et tendu en avant, comme celui d’un dragon triste et terrassé. » Cette première péripétie, au cadre rural, nous fait rentrer dans la ville, mais c’est un artifice de la narration car Siang-tse est en fait déjà installé à Pékin depuis deux ans (il arrive à 18 ans, loue des pousses à partir de vingt ans et en achète un à 22 ans). Au tout début du récit, Lao She commence avec un petit topo sur les tireurs de pousses, les différentes catégories qui existent ou encore ce qu’implique leur travail. Le héros, au début de l’histoire fait partie de la « catégorie des jeunes, il avait son pousse à lui et sa vie à lui, bref, un tireur de la classe supérieure. » (p 12). On a aussi des informations sur les différents styles des tireurs, leurs postures, leurs habits, leur efficacité, des éléments qui apportent un aspect presque documentaire, en tous cas un fort réalisme au récit. 

     La deuxième partie (de la page 43 à la page 68) nous fait voir le quotidien au garage Jen-ho (sur l’avenue Si-an) et l’emprise de la Tigresse (la fille du patron Liou le Quatrième seigneur) sur Siang-tse. C’est l’occasion pour l’auteur de peindre un patron qui exploite avec maitrise les trieurs, riche de son expérience de trafiquant en tout genre. La tigresse se détache avec sa virilité et son art de la manipulation dans ce monde d’hommes. Cette partie comprend aussi une brève parenthèse pour Siang-tse qui trouve un emploi chez un particulier. A cette occasion on nous donne à voir la vie d’une famille plus aisée avec les tensions permanentes qu’il pouvait y avoir entre les concubines, situation dont Siang-tse fait rapidement les frais et qui est, là encore, pleine de vérité.

     La troisième partie (de la page 68 à la page 120) nous fait changer de décor et d’univers social puisque Siang-tse est employé par le professeur Ts’ao. Un homme cultivé, une personne « simple, aimable et élégante » (p 69). Cette fois la maison est propre et calme mais Siang-tse est rattrapé par la Tigresse. Lors d’une discussion qu’ils ont le long des murs de la Cité interdite on aperçoit un monde passé, déjà endormi, silencieux, « triste et désolé », « comme écrasé par la splendeur du passé (p 86). La ville qui se meurt autour de lui est, là encore, une métaphore de sa déchéance. Comme on le voit dans l’exposition des pensées tourmentées se Siang-tse, les tireurs de pousse avaient intérêt à garder leur indépendance et devaient éviter toute situation délicate : « Oui, quand on est tireur, il ne faut rien faire d’autre, pas même toucher à une femme ; dès qu’on s’y risque, c’est la catastrophe ! » pouvons-nous lire page 87. Cette erreur lui sera en effet fatale et elle explique un premier déclin de sa volonté, confirmé par l’oubli qu’il va pour la première fois chercher dans l’alcool. A la page 96 c’est la vision d’un vieillard et de son petit-fils, épuisés par leurs courses, qui enfonce un peu plus le héros dans son désespoir, désespoir pourtant empreint d’une humanité (la solidarité entre tireurs semble exister, il leur achète des brioches) qui le réchauffe et le rassure légèrement sur lui-même. Mais cette vision du futur, aussi pessimiste soit-elle (« Il avait l’impression de voir en Petit-Cheval son propre passé, et dans le vieux son avenir ») sera dépassée par la réalité. Non, il n’aura pas même de vieux pousse à lui pour ses vieux jours. Finalement les soldats le débouillent du reste de ses économies. 

     La quatrième partie (de la page 120 à la page 136) ramène donc le héros au garage Jen-ho. Cette fois il est bien vaincu par la Tigresse, et cette partie se clôture avec leur mariage. La cinquième partie (de la page 136 à la page 187) nous entraine elle à Mao Kia Wan dans un milieu extrêmement pauvre, les bas-fonds de Pékin, faits de labeurs et de désespoir. Alors que le garage est un lieu d’action, occupé par des hommes qui triment et on encore l’espoir de gagner un peu plus chaque jour, la cour elle, est le lieu où l’on assiste à la misère des femmes, des enfants et des vieillards, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas même leur force physique à vendre et qui mendient en haillons. Les familles n’occupent qu’une pièce chacune dans laquelle s’entassent sept ou huit personnes. Ce sont les lieux les plus tragiques, la vente de Petite Fou-tse par son père en témoigne et pourtant cela semble être banalisée dans un quotidien où pauvreté entraine violences. 

     Après le décès en couches de Tigresse, désormais la femme de Siang-tse, la sixième partie (de la page 187 à la page 193) nous fait entrer chez un autre particulier, qui n’a cette fois pas la culture et la bonté du professeur Ts’ao. C’est de lui-même qu’il quitte les lieux, la beauté de la concubine qu’il sert, ravivant à ses yeux le danger et les douleurs qu’avait constitué pour lui la Tigresse. La septième partie (de la page 193 à la page 218) sonne ainsi le retour à la case départ. Une nouvelle fois l’environnement du garage, auquel Siang-tse revient toujours, nous rappelle ses échecs successifs : il ne peut sortir de sa condition. Son équivalent féminin, petite Fou-tse finit par se pendre pour échapper à la prostitution.

     Enfin, la huitième partie, (de la page 218 à la fin), n’est qu’à peine esquissée. On entrevoit le héros dans un quotidien extrêmement sombre, il ne peut plus tirer de pousse et en est réduit à faire des processions funèbres ou des mariages : les seules splendeurs que conserve Pékin. Il loge désormais comme il peut dans une auberge. La désillusion est complète. Au début du roman le personnage principal nous était décrit en ces termes : « Il ne fumait pas, ne buvait pas et ne jouait pas non plus. Exempt de mauvaises habitudes, de soucis de famille, il ne rencontrait aucun obstacle sur le chemin de la réussite. » (p17), au terme du récit c’est, tête baissée, qu’il cherche les mégots, comme un « dragon triste et terrassé », un chameau donc, selon sa propre description. La peinture est cruelle est attachante. 

La pagination est celle des Editions Philippe Picquier (1995), traduction du chinois par François Cheng et Anne Cheng.  

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